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A Louise Colet, une lettre de Gustave Flaubert lue par Fabrice Luchini

pour la lettre ci-après, cliquer ici, et pour l’ensemble des cinq lettres lues par Fabrice Luchini, cliquer . France Culture fictions, une mine.

À LOUISE COLET.                                                            [Trouville] Dimanche 14, 4 heures [14 août 1853].

La pluie tombe, les voiles des barques sous mes fenêtres sont noires, des paysannes en parapluie passent, des marins crient, je m’ennuie ! Il me semble qu’il y a dix ans que je t’ai quittée. Mon existence, comme un marais dormant, est si tranquille que le moindre événement y tombant y cause des cercles innombrables, et la surface ainsi que le fond est longtemps avant de reprendre sa sérénité ! Les souvenirs que je rencontre ici à chaque pas sont comme des cailloux qui déboulent, par une pente douce, vers un grand gouffre d’amertume que je porte en moi. La vase est remuée ; toutes sortes de mélancolies, comme des crapauds interrompus dans leur sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique ; j’écoute. Ah ! Comme je suis vieux, comme je suis vieux, pauvre chère Louise !
Je retrouve ici les bonnes gens que j’ai connues il y a dix ans. Ils portent les mêmes habits, les mêmes mines ; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis. Cela me stupéfiait, l’immobilité de tous ces êtres ! D’autre part, on a bâti des maisons, élargi le quai, fait des rues, etc. Je viens de rentrer par une pluie battante et un ciel gris, au son de la cloche qui sonnait les vêpres. Nous avions été à Deauville (une ferme de ma mère). Comme les paysans m’embêtent, et que je suis peu fait pour être propriétaire ! Au bout de trois minutes la société de ces sauvages m’assomme. Je sens un ennui idiot m’envahir comme une marée. La chape de plomb que le Dante promet aux hypocrites n’est rien en comparaison de la lourdeur qui me pèse alors sur le crâne. Mon frère, sa femme et sa fille sont venus passer le dimanche avec nous ! Ils ramassent maintenant des coquilles, entourés de caoutchoucs, et s’amusent beaucoup. Moi aussi je m’amuse beaucoup, à l’heure des repas, car je mange énormément de matelote. Je dors une douzaine d’heures assez régulièrement toutes les nuits et dans le jour je fume passablement. Le peu de travail que je fais est de préparer le programme du cours d’histoire que je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset. Quant à la Bovary , impossible même d’y songer. Il faut que je sois chez moi pour écrire. Ma liberté d’esprit tient à mille circonstances accessoires, fort misérables, mais fort importantes. Je suis bien content de te savoir en train pour laServante . Qu’il me tarde de voir cela !
J’ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames . Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque !). Donc hier, de la place où j’étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j’ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu’à ce point toute notion d’élégance. Rien n’est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-tête en toile cirée ! Quelles mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand’mamans tricotant et des môsieurs à lunettes d’or, lisant le journal et, de temps à autre, entre deux lignes, savourant l’immensité avec un air d’approbation. Cela m’a donné envie tout le soir de m’enfuir de l’Europe et d’aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides.
Avant-hier, dans la forêt de Touques, à un charmant endroit près d’une fontaine, j’ai trouvé des bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés. On avait été là en partie ! J’ai écrit cela dansNovembre il y a onze ans ! C’était alors purement imaginé, et l’autre jour ç’a été éprouvé. Tout ce qu’on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme. (…)


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